CHAPITRECHAPI TREIZE

LE SUPER-EXPLOIT

La vieille Trutrude n’a pas un pouce de sommeil dans son œil cloaqueux.

Elle souffle sur son énième café.

Il est une heure pile du matin.

L’aimable population insulaire a rangé les cadavres dans le local de la pompe à incendie. Et puis s’en est retournée dormir.

Pinaud, pas très vivant, et Tango à demi clamsé, reposent ou se reposent dans la chambre que nous avions réservée ! Le docteur de l’île, dessaoulé à grand renfort de café fort ammoniaqué, soigne de son mieux les testicules du cher Le Guennec.

Alors nous sommes là, chez la Trutrude, Béru, Marie-Marie et moi. Et la vieille, nullement impressionnée par les péripéties périphériques, raconte de sanglantes bagarres dans le vieux Sydney, entre des marins anglais et autrichiens. On lui laisse dérouler le filin de ses souvenirs. Ça fait musique de fond. Musique douce : « Radotage story ».

Parfois, Mémé s’interrompt pour boire une gorgée de café, ou bien trier dans sa mémoire, à travers le fatras du passé, pêcher une anecdote, un truc singulier ou plaisant. Et le réchauffer dans sa vieille bouche pipeuse pour nous le remettre en vie un petit instant fragile.

Bérurier lui passe tout de go la main sur les cuisses, la vieille frivole se tait, pétrifiée d’espoir. Se pourrait-il qu’un mâle de toute beauté, en vigueur absolue, à l’œil consécrateur et à la braguette surdilatée lui fasse du rentre-dedans ? Encore ? A son âge dit respectable, lui surviendrait-il l’inouise chance de ne pas être respectée ?

— Dites voir, la Belle, chuchote le Mammouth, v’s’avez des zognons, j’suppose ?

— Qu’entends-tu par ognon, l’ami ? glousse la « belle » relique.

— J’entends la légume, neutralise Alexandre-Benoît.

Un peu hébétée de déconvenance, Trutrude croasse :

— Ben, évidemment qu’j’ai des oignons, malin !

— Alors ça s’rait trop t’exiger que tu nous f’rais une gratinée ?

Il retire sa main pour la laisser vaquer. Et la vieille vache à ses occupations.

Comme Béru croit déceler un reproche dans ma prunelle, il murmure :

— C’est l’heure, Mec.

— L’heure de quoi ?

— D’la gratinée. On est obligé d’s’maintenir en forme : y’n’reste que nous trois. L’individu a ses éguegisances.

— C’est pour dans une heure, l’explosion ? demande Marie-Marie.

— Environ, oui.

— Faire craquer volontairement un pétrolier au bord de nos côtes quand on est tellement emmouscaillé lorsque la chose arrive accidentellement, c’est plus que du vice !

— Aussi je donnerais n’importe quoi pour avoir un entretien avec le Vieux. Ah, le sale bougre, s’il avait joué cartes sur table avec moi au lieu de faire ces cachotteries, nous n’en serions pas là.

Bérurier soupire :

— Va-t’en savoir, Gars. On s’rait p’t’être été contrés par les zigs qu’ont buté Katkarre, la belle-sœur à Tango, qu’ont estourbi Pinuche et fait sauter la radio et les claouis de L’Guennec. Alors qu’là, comme on s’pointait av’c not’air con et not’vue basse, c’est nous qu’on les a coincés. Y a souvent intérêt à ignorer les choses, conclut ce philosophe en caleçon long.

Je m’offre un panoramique furtif sur l’affaire. Toute l’équipe mutée à Ploumanac’h Vermoh. Pinaud chargé de mission, Marie-Marie engagée comme auxiliaire dudit. Si môssieur le sous-préfet de mes deux nous a tenus à l’écart du coup, Béru et moi, c’est qu’il nous gardait en réserve de la République pour la finale de son affaire. Conclusion, il a probablement besoin de nous « en ce moment ». Et nous ne sommes point là !

— Tu es une drôle de fille, je laisse tomber.

— Pourquoi ça ? rebiffe la musaraigne.

— Normalement, une femme aurait été incapable de détenir une lettre comportant des instructions sans la lire. Je déplore ta force de caractère, ma poule.

— Tu prends « ta poule » pour une concierge ?

— Non, pour une vraie bonne femme. N’empêche que si nous savions ce que contenait la fameuse enveloppe…

Elle lance un cri de gorge, style la Callas de la grande époque quand le père Onassis lui faisait le coup du sifflet de manœuvre dans le contre-ut.

— Caisse y’t’prend, mouflette ? demande Sa Seigneurerie.

— Il est peut-être encore possible de la retrouver, cette lettre, dit ma petite fiancée. Elle m’a sûrement été volée par un des bonshommes du clocher.

Elle n’a pas plutôt achevé sa phrase que je suis déjà dehors.

C’est écrit à la machine à écrire.

Le titre figure en majuscules : « OPERATION MA TANTE ».

Quant au texte, il est laconique dans sa concision. Je te le livre in extenso (ce qui est gentil de ma part) et pour pas un rond :

Si fusée verte, se rendre immédiatement au port. Monter à bord du voilier « Pen Cil ». Dans l’habitacle, se trouve une cage d’osier contenant des pigeons. Lâcher ces pigeons à l’air libre.

That’s all, comme on dit puis à London.

Mais vraiment all. Pas un mot de plus, pas de signature, pas même un coup de tampon.

La missive se trouvait à bord du deuxième cadavre, enfouie en vrac dans sa poche intérieure après avoir été ouverte, lue et repliée.

Alors nous courons tous les trois jusque z’au port, Marie-Marie et moi nous tenant par la main, Béru se tenant par le ventre, loin derrière.

Dans le port, les barlus chahutés par la tempête dansent la gigue éperdue des embarcations malmenées. Ça grince sinistrement, ça craque, mille petits claquements des filins contre les mâts, ça je te l’ai déjà signalé et te le répète pour mémoire, con comme je te sais, et donc oublieux de tout. Pas joyce, le port dans les frémissures de l’ouragan (de boxe). Hostile, noirâtre, en perdition. On se répartit chacun une zone, à qui trouvera le Pen Cil. Et c’est Bibi qui, le premier, met le doigt – donc le pied – dessus. La porte du rouf n’est pas fermée. Elle bat comme une enseigne dans le vent de noroît qui souffloît. J’entre. J’actionne la loupiote électraque à batterie. Triste spectacle, mon brother ! Oh que voui. Very lugubre. Trois pigeons morts, plumes retroussées, gisent un peu partout. On les a massacrés à la va-vite… Les salauds qui ne respectent rien !

— Ho ho ! lance Marie-Marie.

— Par ici ! crié-je.

Elle se rabat, peu après suivie de son gros tonton. Je leur désigne les trois malheureux oiseaux.

Bérurier hoche la tête et résume la situation en puisant dans les formules lapidaires dont il semble posséder le secret et l’exclusivité :

— Dans l’cul la balayette !

Ensuite de quoi il ramasse les trois pigeons, les met en grappe en les tenant par leurs six pattes grêles et déclare :

— Si on voudra leur assurerer une sépulcrure décente, y’n’nous rest’plus qu’à trouver des p’tits pois !

J’enrage de voir cette accumulation systématique de coups fourrés. Tout ce que nous entreprenons pour aller à la vérité est aussitôt contré par les deux soi-disant Suédois. Même morts, leurs initiatives nous fauchent l’herbe sous les pieds (on dit aussi : nous scient la branche sur laquelle nous sommes assis, ce qui est une variante intéressante, tu choisiras).

Il est une heure et vingt minutes. Pourquoi mon guignol s’emballe-t-il de la sorte ? Pourquoi mon instinct m’avertit-il que les choses ne vont pas comme elles devraient pour le Vieux ? Quel que soit son noir dessein, je sens qu’il l’a dans l’œuf (d’autruche), le pelé. Il a manigancé une combine pas piquetée des piverts ; quelque chose de terriblement risqué, de formidablement dramatique, de tout ce que tu voudras et qui est en train de foirer parce que des loustics dont il ignore l’existence sont venus contrecarrer (ou controvaliser) ses plans. Et il ne le sait pas. Et je n’ai aucun moyen de le prévenir !

— Tu bouillonnes ! remarque Marie-Marie.

— J’ai le traczir, ma p…, ma chérie.

Elle me sait gré de cette rattrapade.

— Le traczir pour qui ?

— Pour le Vioque. Je crois qu’il s’est filé dans un sac plein de merde et qu’il se roule dedans en croyant que c’est de la chantilly. Ah, bonté divine, que ne puis-je avoir une converse de trois minutes avec lui !

La musaraigne a un geste large, kif la semeuse sur les pièces de mornifle.

— Qu’est-ce qui t’empêche ?

— Le fait que le poste de radio ait explosé et qu’on ait buté ces pigeons.

Je mate l’heure avec désespoir.

— D’ailleurs, en ce qui concerne les pigeons, ils n’auraient probablement plus eu le temps de rallier leur base avant le gros « boum », avec une tempête aussi forte surtout !

Mais la gosseline continue de commisérer en me contemplant :

— Voyons, Antoine, tu ne vas pas me faire croire que parmi les barlus ancrés dans ce port, il n’y en a pas au moins deux ou trois qui sont équipés de la radio ?

— Foutre de moi ! Et dire que je n’y pensais pas.

— Tu vois que je te complète ? opportunise-t-elle.

Je parle depuis le Phoenix, une espèce de sardinier ou assimilé mouillé tout au bout du quai, près de l’entrée du port. La voix du Vieux est reconnaissable malgré la mauvaise qualité des transmissions. Son accent seizième, tant apprécié des classes laborieuses, sa diction surchoix qui évoque irrésistiblement les particularités syntactiques de Georges Marchais franchissent les cyclones pour venir baigner mes tympans en manque. La voix de son Maître ! Forte, incisive, péremptoire. Avec des creux, des « manques ». Conversation en pointillé, jetée par-dessus ce bras d’océan qui ressemble fort à un bras d’honneur.

— Vous dites que Tanguy a fait le nécessaire ?

— Il paraît. Il a précisé que la chose produirait son petit effet à deux heures. C’est-à-dire dans trente-cinq minutes.

— Les deux « Suédois » étaient au courant ?

— Je ne sais pas. Mais c’est probable. Ce sont eux ou des gens de leur groupe qui ont assassiné Katkarre dans la piscine. Il est clair qu’ils ont dû le faire parler avant, non ? D’autre part, s’ils ont neutralisé Pinaud et sa radio, exploré les effets de Marie-Marie, dérobé vos directives et étranglé les trois pigeons, ça prouve qu’ils savaient tout ; en vous mettant des bâtons dans les roues, mes deux Suédois n’ont rien fait pour annuler votre opération. L’impression qui se dégage, à mon sens, est qu’ils corrigeaient votre trajectoire, mais étaient d’accord sur la finalité de la chose.

Le silence qui suit n’est pas dû aux furiosités des éléments, mais à la perplexité du Vioque.

— Vous ne pouvez pas m’orienter un peu, Monsieur, à propos de ce qui a motivé votre décision ?

— Vous oubliez que nous ne sommes pas au téléphone, mon cher et qu’un tas de gens nous entend (ou nous entendent).

— Je sais lire entre les lignes et écouter entre les ondes, riposté-je.

Nouveau silence, voulu, lui encore. Puis Pépère plonge dans les rébus longue distance avec accusé de réception.

— Des amis habitant de l’autre côté de l’étang m’ont informé que l’embarcation que vous savez transporte autre chose que ce que vous croyez. Vous me comprenez ?

Vieux zob, va ! Evidemment que je le suis, et tous les sanfilistes en train de sanfiler actuellement le suivent au millimètre, le bon Achille-aux-pieds-chaussés-de-gros-sabots.

— Fort bien, Monsieur.

— Il convenait donc de transformer ladite embarcation en épave, n’importe les risques encourus, afin de pouvoir la neutraliser, je ne sais si je me fais bien comprendre ?

Tu parles d’une épée, Césarin ! Le roi des rois ! Ses mots couverts sont écrits au néon.

Traduit du gâtisme, tout cela signifie que les Ricains ont informé la France que ce pétrolier soviétique qui allait croiser devant nos côtes ne transporte pas seulement du mazout, mais des choses moins catholiques dont il convient de stopper coûte que coûte l’acheminement. Alors le Dabuche a organisé tout seul, comme un grand, son petit frometon à la Tintin.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas mis sur cette affaire ?

— Je vous expliquerai.

Ma question ne le réjouit pas. Je devine qu’à cette minute, il regrette. Il est sorti de sa tourelle de la Grande Volière pour mettre la main à la pâte, seulement il ne sait pas pétrir. Alors il est seulement dans le pétrin et le pain reste à faire.

— Je peux vous parler à cœur ouvert, Patron ? En mon âme et conscience ?

Ça, c’est un langage qu’il prise à grosses pincées dans la tabatière des clichés armoriés.

— Naturellement.

— Il faut empêcher cela pendant qu’il en est encore temps.

— Vous voulez dire le… le chose de deux heures ?

— Oui. Je vous le crie du plus profond de mon être. Il y a un sac de nœuds terrible, patron. Si vous croyez à mon instinct qui, si souvent, m’a servi de signal d’alarme, empêchez cela ! Empêchez cela !

Tout ce que je trouve à lui dire. Disque usé. Rengaine, rabâcherie. Empêchez cela.

— Mais, sur quoi vous basez-vous pour…

— Sur le fait que vous ne pouvez avoir le même objectif que ces pseudo-Suédois qui sont venus jouer les troisièmes couteaux ! S’ils souhaitaient le… la chose, c’est qu’elle n’est pas conforme à vos intérêts. Empêchez cela !

— Du diable… Comment pourrais-je ?

— Entrez en contact avec le bord du bateau en question, signalez-lui qu’il a à se débarrasser de ce gadget immédiatement.

Mon exhortation le vainc.

— Soit, je fais le nécessaire. Restez sur place, je vous tiendrai au courant. Mais si jamais…

— Agissez, bon Dieu !

J’interromps le contact afin de l’inciter à la grouillance.

— T’es un type sensas, murmure Marie-Marie. Ta force, ton charme, c’est ça : ce pouvoir de convaincre dont tu fais preuve parfois. On t’écoute, on est subjugué. On sait que tu as raison, que tu es infaillible.

Pas le temps de déguster ses compliments. Mes nerfs grincent comme des gonds rouillés.

— Où est le Gros ?

— Je ne sais pas. Il est sorti brusquement pendant que tu discutais.

Je fais oui oui de la tête, sans penser à ce qu’elle me dit. L’idée des deux gonziers installés dans le clocher me hante. Pourquoi n’ont-ils pas tué Tango alors qu’ils ont sacrifié sans hésiter la femme de son frère ? Parce qu’ils avaient besoin qu’il soit là pour raconter sa mission après l’explosion du pétrolier ? Voilà, là est la réponse. Tango devait survivre pour dire la vérité. Sa vérité. Bon, très bien, mais pourquoi était-il important qu’il raconte « sa vérité » ? Je vais te dire tel que ça me vient : parce qu’il existe une autre vérité qu’il convenait de cacher sous la première.

— Tu as l’air d’être sur des charbons, note Marie-Marie.

— Je n’aime pas tout ça.

— Quoi ?

Je poursuis ma pensée :

— En somme, ces gens, les Suédois, ils ne savaient pas si Tango avait ou non réussi sa mission.

— Ils ont pu le suivre du clocher grâce à leurs fameux appareils d’optique dont tu nous as parlé ?

— Très juste.

L’appareil se met à graillonner à bord du Phoenix. Une voix de gendarme me demande si je suis à l’écoute, et me passe le Vioque.

Cette fois, il paraît pas heureux, l’Achille. Je perçois une mortelle angoisse dans son ton, malgré l’altération due aux conditions atmosphériques.

— Il est impossible d’entrer en contact avec le… l’embarcation en question, me dit-il. Son système de phonie est brouillé par un émetteur clandestin que nous n’avons pas les moyens de détecter.

— Dites-moi, patron, la marchandise mise en place par Tango possède quelle puissance ?

— Assez forte pour neutraliser le gouvernail et créer une brèche dans le compartiment arrière, insuffisante pour provoquer la catastrophe totale qui, d’ailleurs, n’était pas souhaitée.

Sur ces entrefesses, Bérurier revient, dégoulinant de flotte, le bitos en délayance.

Sans se préoccuper de mon activité présente, il jette un objet sur la tablette de la radio en grommelant :

— Suédois, mon cul !

Il s’agit d’une grosse chevalière en or, celle-là même qui a entamé « l’arcane souricière » de la dame Liauradéshome.

— Mate l’inscriptance gravée à l’intérieur ! m’enjoint le Roi des Glands.

Je le fais

« Barbara to Johnny, N.Y. 6/8/72 »

— J’sus t’été vérifier qu’un des deux gonziers portait bien la ch’valière qu’on avait causé. Y l’avait. C’mec est un Ricain, mon pote. N.Y., ça veut dire Nouille York. D’aut’ part, leurs fringues, aux deux clamsés, sont badine U.S.A.

— Vous êtes toujours à l’écoute ? grameluche le Scalpé.

— Toujours, Monsieur.

— Avec qui discutez-vous ?

— Le Gros. Il vient de découvrir que nos Suédois sont américains. Ne pensez-vous pas que vous avez servi de bouc émissaire ?

Pas de réponse.

— Monsieur, ne pouvez-vous envoyer une vedette rapide jusqu’au bateau pour prévenir ?

— Impossible, le temps est trop gros et c’est la marée montante. Et puis le… bâtiment se trouve trop loin du littoral. Si quelque chose est tentable dans ce domaine, c’est depuis Nichemar’h dont il est beaucoup plus proche. La marée vous est favorable.

Je visionne ma Piaget immunisée à mouvement quadristatique. La bombe doit « imploser » dans vingt-cinq minutes.

Selon mon estimation, en utilisant le canot de sauvetage du port, et en mettant pleins gaz, on doit pouvoir rallier le pétrolier en dix minutes. Cinq minutes pour affréter le canot. Reste une dizaine de broquilles ! Est-ce tentable ?

Je cours le long du quai vers la loupiote de veille qui marque le point d’ancrage de l’embarcation de secours. Béru et son adorable nièce m’escortent.

Je leur crie dans la foulée

— Rameutez la population. Dans tous les bateaux amarrés dans le port se trouvent des fusées de secours. Faites-moi partir tout ça en direction de la Côte. Je veux un feu d’artifice, qu’on puisse y voir clair comme en plein jour. Vite !

Je repère le Saga ventru sur lequel est écrit je ne sais quoi d’officiel. Je saute dedans. Le démarreur ! Dieu soit loué, ça répond pile.

Les gaz. La vitesse est limitée à 3 nœuds dans le port ? Avec le mien ça en fera vingt !

Va, petit mousse, le vent te pousse.

Si tu veux mon avis, c’est presque grisant.

Que dis-je : c’est archi-grisant, comme d’autres sont archi-épicescopeaux (art chie et pisse copeaux). Des bonds de dix mètres, des creux de plus. Montagnes russes, drues et fluides. La mer embarque des pacsifs dont l’habitacle me protège mal. J’ai mis la manette des gaz au maxi. Et que vogue ma galère héroïque !

Insensé !

Je me le répète. Ça tourne à la hantise. In-sen-sé ! Folie ! Folie furieuse. Je fonce. Fonce, Alphonse ! comme dit mon Bérurier. Des déchirures d’orage, des éclats de lune me permettent d’apercevoir, droit devant, la masse obèse du pétrolier. Comme elle est lointaine ! Je roule, et roule pis qu’un tonneau. Et ça roule même quand le barlu dévale une pente liquide pour piquer dans les abîmes marins.

Mais j’avance. Qu’attendent-ils pour faire partir les fusées ? Il est vrai qu’il a fallu alerter les pêcheurs. Enfin, soudain, un grand trait rouge fonce au-dessus de ma tête, décrit une orbe somptueuse, éclate et se met à dandiner dans le cloaque gris des nuages tuméfiés.

Bientôt, en vient un autre, et puis d’autres encore. Très superbes, intenses. Ils bousculent les nues. Ils illuminent ce coin de monde agonique. Les couleurs s’entremêlent. Rouges, vertes, rouges, vertes avec des variantes dans les tonalités. Et soudain, une jaune, qu’on ne sait pas pourquoi. Et la nuit se dissipe devant cette pluie à l’envers, qui monte du sol pour chasser les perfidies du ciel.

Tout en tenant le gouvernail d’une main, je braque, de l’autre, des jumelles qui se trouvaient à portée dans la boîte à cartes. A bord du tanker, ça commence à remuer. On aperçoit des matafs russes qui accourent pour assister au feu d’artichaut (ou fice). S’alignent sur tribord. Discutent. N’y pigent rien. Et moi, l’héros au sourire si doux, je fonce en décidant de ne plus regarder ma montre. D’ailleurs il ne fait plus assez clair pour. J’irai jusqu’au bout, au péril de ma vie. J’irai imperturbablement.

Le pétrolard se fait de plus en plus énorme. Grâce à la pluie de fusées, je distingue jusqu’aux visages des gars blonds alignés le long du bastingage.

Depuis combien de temps navigué-je de la sorte ? Si je m’approche trop, les lames fracasseront mon Saga contre les flancs monstrueux de ce bidon flottant.

J’arrive à deux cents mètres du tanker. Impossible de faire mieux. Je parcours le navire d’un œil d’aigle (ou de lynx si tu préfères les mammifères). Et je vois. Je vois tout, comprends tout. M’épouvante. Glaglate. Oh, maman ! Sainte Vierge ! Seigneur Dieu ! Et j’en passe, pas des meilleurs mais des très recommandables.

Dans le rouf (laquette) il y a un porte-voix. Tant pis, je mets la manette au point mortibus, bondis. La marée m’a déjà propulsé contre le barlu. Je n’ai que le temps de virer toute. Je m’écarte. Depuis le bâtiment, des matafs me font des signes éperdus.

Dès que j’ai repris une distance convenable, je gueule dans le porte-voix :

— Attention ! Vous avez des bombes posées contre la coque du tanker.

Et je répète : en anglais, en allemand, en patois dauphinois, en argot de Belleville, en tout ce que je cause, sauf naturellement en russe puisque j’ignore cette langue.

M’a-t-on entendu ?

Il semblerait qu’on se bouscule sur le pont. Mais merde, il y a près d’une demi-heure que j’ai quitté le port. Les fusées continuent de sillonner le ciel inclément (Marot).

— Vous avez des bombes fixées par des ventouses sur les flancs du bâtiment.

Ils ont pigé car un projecteur portable s’éclaire sur le pont, et on le braque sur la coque.

A cet instant, il se produit un soubresaut universal. La mer se creuse, le tanker a une ruade. L’air semble se casser. Des ondes infernales me broient les tympans, les nerfs, les burnes, le cerveau. J’en tombe assis dans mon barlu, lequel fait un bond de hors-bord en course.

Et merde ! Trop tard !

Ça hurle, ça tumulte.

On voit plus pendant un court instant. Des hommes tombés à la mer me nagent vers de toute leur énergie.

Dieu merci, je me trouvais à la proue car c’est la poupe qui a morflé. J’y vais en teufteufant.

Le gouvernail a fait des petits. Une moche brèche fore le cul du monstrueux pétrolier. On voit sourdre du liquide noir.

Et alors je pige un truc fabule :

— C’est la bombe de Tango qui a sauté. Seulement la bombe de Tango. « Les autres » sont pour un peu plus tard.

Je reprends mon porte-voix :

— Attention ! Pas de panique, votre avarie de la poupe n’est pas très grave, débarrassez-vous des autres bombes. Deux à bâbord, deux à tribord, peu au-dessus de la ligne de flottaison. Laissez-vous descendre par des filins, je vous signalerai où elles se trouvent. Commandant San-Antonio.

Tout en anglais. Langue universelle. Langue de banquier !

Vite ! Je dirige les opérations. Et de vaillants matafs russes, presque aussi véry beaucoup héroïques que le gars mézigue, se laissent couler comme des singes le long de la coque pour la débigorner. Mouiller les bombes après avoir passé une lame sous les ventouses.

Vive Santantonio !

Enfin, il me semble.